Billet

Plus peur du conflit !

Je ne sais pas vous, mais moi j’ai pendant longtemps eu peur des conflits ! Je voulais les éviter et je les considérais comme quelque chose de « mauvais ». Mais dans le cadre de mon implication sur mon terrain d’étude, j’ai souvent été confrontée aux conflits. Ces situations m’ont amenée à commencer à prendre conscience du fait que le conflit est quelque chose qui fait partie de la vie, qu’il ne s’agit pas forcément d’éviter, mais de comprendre et de gérer. Simmel (1997) philosophe et sociologue allemand considérait que le conflit est normal. Il disait que, de la même manière que “le cosmos a besoin de forces attractives et de forces répulsives, la société a besoin d’un certain rapport quantitatif d’harmonie et de dissonance, d’association et de compétition, de sympathie et d’empathie pour se former”. Alors, être en conflit ou faire face à des conflits est tout à fait NORMAL. J’ai pris conscience de cela en me confrontant à des conflits et surtout en les analysant. En effet, dans le cadre de ma recherche, je me suis penchée avec quelques jeunes personnes sur ce qui fait conflit au sein de notre Collectif de Travail (intergénérationel, interculturel) composée d’une trentaine de personnes.

Méthodologie de recherche La fiche d’incident, outil de gestion des conflits

Pour repérer ce qui fait conflit au sein de notre Collectif, nous avons décidé d’analyser les fiches d’incidents. La fiche d'incident est l’outil à partir duquel les incidents sont repris et gérés au sein de l’association. Les personnes sont invitées à en rédiger une lorsqu’elles font face à une situation qui les dérange, les interroge ou à une situation conflictuelle. La fiche d’incident contient des informations telles que la date, le nom du rédacteur, l’environnement physique (météo) et social (l’humeur individuelle, l’ambiance collective), le lieu, l’heure, les faits, les protagonistes, les ressentis ou humeurs et toute autre information importante pour comprendre la situation.  

Questions et hypothèses de départ

A la question de savoir quelles peuvent être les causes de conflits dans le Collectif de Travail de notre association, nous avons émis des hypothèses au début de la recherche en nous appuyant sur notre observation participante. Quatre causes ont été posées. Il y a tout d’abord la volonté des personnes de remettre en question le cadre et les limites énoncés par le collectif. Ensuite, il y a les conflits qui relèvent de la remise en question des normes et des valeurs portées par le collectif. En effet, chaque groupe social a ses normes, certaines sont informelles et ne sont donc pas des règles officielles, consignées par écrit. Officiellement, les personnes ne risquent rien si elles s'en écartent. Mais les autres s'en aperçoivent et le signifient d'une façon ou d'une autre pour ne pas en avoir tenu compte. En outre, les conflits surviennent aussi du fait de la difficulté des personnes à dépasser leurs affects. Parce qu’elles ont parfois fait face dans leur parcours à des formes d’exclusion, de rejet et de violence, elles ont tendance à vouloir les reproduire en s’inscrivant dans des rapports de dualité (domination, manipulation, violence, etc.) Ce mode de fonctionnement ne les satisfait pas, cependant, elles n'ont pas les moyens de le remettre en question. Spinoza (1677) désigne cela par le terme de « servitude » qu’il définit comme l'impuissance de l'homme à gouverner et à contenir ses sentiments (l’emprise des affects). Pour être libéré de cette « servitude » dite passionnelle, il est nécessaire de se comprendre soi-même et de comprendre ses affects de façon claire et distincte (Manon, 2008). L'analyse des fiches d’incidents pourrait avoir cet effet parce qu’elle convoque les personnes dans la réflexion. Enfin, nous repérons la brutalité et la violence chez les personnes comme un autre facteur de conflit. Au sens courant, la violence caractérise l'usage de la force physique ou mentale afin d'imposer sa propre volonté à celle d'autrui. Elle peut être le fait d'un individu ou d'un groupe et comporte une large composante subjective. Par exemple, l'utilisation d'un terme grossier, peut être considéré comme une agression, une incivilité par certains individus, ou s'inscrire dans le déroulement normal de l'interaction pour d’autres. La violence peut être une forme de réalisation de soi, elle a aussi une fonction de signal (Coser, 1966).

Démarche de recherche

Au total, en 2015, nous avons repérés 185 fiches d’incidents. Après avoir répertorié les fiches d’incidents en fonction des informations principales qu’elles donnent, nous avons établi plusieurs tableaux les répertoriant à travers des typologies plus précises (quantification d’une journée à l’autre, d’un mois à l’autre, de la météo, de la venue de nouvelles personnes, etc.).  

Résultats 

De l’analyse de ces tableaux, nous relevons trois causes principales de conflits. Il s’agit des violences verbales (insultes, moqueries, menaces…), du non respect des règles édictées et des violences physiques. Ces trois premiers facteurs sont suivis des ressentis des personnes (sentiment d’être victime, de faire face à une injustice, etc.). Nos hypothèses sont ainsi en parties démontrées. Cependant, hormis ces facteurs, nous relevons des facteurs organisationnels et environnementaux qui influent sur l’émergence d’incidents et/ou de conflits. Nous avons constaté que le nombre d’incidents diminue au fur et à mesure que la semaine tire à sa fin. On pouvait penser que c’est le contraire car les personnes sont fatiguées, mais d’un autre côté la perspective du week-end amène à fermer les yeux sur certaines situations en vue de rentrer au plus vite chez soi. Nous avons aussi relevé que les incidents surviennent plus souvent en début de semaine (difficulté à sortir du week-end). Nous pensions que le jeudi, qui est une journée où il y a plusieurs temps collectifs, serait plus incidentiel. Mais l’analyse nous montre le contraire. En effet, du fait de l’exigence que demande cette journée en matière de concentration (s’exprimer et écouter les autres), les personnes font des efforts et se contiennent pour que la journée se passe bien. L’analyse mensuelle a révélé que les incidents sont plus nombreux en février et en mars où les températures sont plus froides. Les personnes peuvent donc être plus irritables. Nous avons aussi constaté que les incidents augmentent en octobre. C’est une période anxiogène pour certains, car c’est le début de l’année scolaire avec tout ce que cela implique comme question, c’est une période de transition existentielle. En répertoriant les fiches d’incidents en fonction des moments de la journée, nous avons constaté qu’il y a plus d’incidents pendant les temps impartis aux ateliers solidaires ou aux taches collectives (vaisselle, nettoyage des locaux…) que certaines personnes considèrent comme salissantes. Les transitions entre chaque moment de la journée peuvent aussi être sources d’incidents (le temps d’attente des transports, l’attente du moment du repas, etc.). 60% des incidents que nous avons répertoriés touchent ou impliquent le jeune public accueilli (11 à 17 ans) beaucoup plus en continuel questionnement du cadre. La venue de nouvelles personnes impliquent des changements qui peuvent aussi ouvrir à des conflits.  Relever ces paramètres permet de les appréhender, de comprendre leur impact sur les individus et donc d’anticiper ou de réajuster dans l’organisation afin de créer des meilleures conditions de vie collective.

Apports de la démarche de recherche

Le fait de se pencher sur ces incidents permet de faire une analyse rétrospective sur certaines situations que l’on a vécues ou que d’autres ont vécues. Même si revenir sur certains conflits est parfois difficile, l’analyse plus approfondie permet de faire le point sur les émotions qu’ils suscitent, d’interroger les personnes sur leurs représentations, de mesurer les écarts de perception et de prendre le recul nécessaire pour les dépasser. En outre, ces fiches peuvent permettre une autoévaluation du parcours au sein de l’association (progression de la gestion des conflits). Cette analyse nous a amenés à comprendre que certains conflits, dont la gestion prend du temps, partent souvent d’un « rien ». Nous avons aussi compris qu’il faut faire attention à la banalisation des insultes.

Personnellement, cette démarche de recherche m’a permis de prendre de la distance d’avec certaines situations et de sortir du sentiment de culpabilité qu’elles généraient.

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Billet rédigé dans le cadre de la thèse "Insertion sociale et Développement Durable : la Recherche Action Participative à Sahel Vert / Haut-Rhin" (titre en cours de définition) et suite à la formation "Communiquer sa recherche en numérique" proposée par le Jardin des sciences.

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