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Dans ce deuxième épisode, nous présenterons les tensions à résoudre, chez le professionnel-doctorant, entre intuitions professionnelles et confirmation d’hypothèses par l’administration de preuves.
La démarche scientifique impose de constituer des hypothèses puis de structurer un protocole de recherche permettant, par la présentation de preuves, de confirmer ou d’infirmer ces hypothèses. Le statut de la preuve en sociologie est régulièrement discuté[1] mais l’approche généralement validée consiste à déterminer des mécanismes d’objectivation des situations sociales, par exemple par faisceau d’indices mobilisant différentes disciplines et outils (statistiques, observations participantes, entretiens).
Dans un champ social donné, l’expérience professionnelle acquise dans un métier permet une connaissance relativement fine des discours à l’œuvre, des outils et techniques utilisés et des positions de ses différents acteurs.
Par exemple un « expert des financements européens » a nécessairement une expérience solide en la matière. Il/elle a vraisemblablement travaillé dans une structure ayant obtenu des financements, a piloté des projets, connaît les techniques budgétaires associées, il/elle consulte les règlements européens, s’intéresse à l’actualité des programmes, a des amitiés dans des organismes financés, sait resituer l’histoire politique de l’Europe et expliquer la stratégie communautaire, détient éventuellement un master de politique européenne.
L’expertise professionnelle constitue finalement une forme d’habitus secondaire permettant, avec un minimum de certitude et sans pouvoir être accusé de propager des idées reçues, d’exposer des généralités globalement valables pour un secteur.
En ce sens, être professionnellement investi dans un champ, permet de poser de manière intuitive des hypothèses ajustées à l’observation de la situation sociale considérée.
Mais, dans l’administration de la preuve, le professionnel-doctorant est toutefois confronté d’une part aux limites de sa propre expertise et d’autre part aux éventuels biais que sa position lui impose d’endosser.
Le sujet des limites tout d’abord : Le professionnel doctorant connait-il la matière par apprentissage, par expérience, par induction, par intuition ? A-t-il une connaissance de l’ensemble du champ ou seulement d’une partie dont il a professionnellement besoin mais qu’il envisage comme un tout ? N’y a-t-il pas un risque de considérer telle ou telle observation comme preuve d’une hypothèse alors même que le statut de ces observations n’est pas scientifiquement avéré ?
Par exemple « l’expert des financements européens » peut se préoccuper avant tout des projets réussis car il y trouve matière à analyser les conditions possibles de réussite à un appel à projets. Cette orientation, nécessaire dans une posture d’expert des financements européens, peut générer pour le doctorant une mauvaise analyse de l’impact global et réel des financements sur un secteur.
Ainsi, en voulant donner pour preuve d’une capacité d’adaptation des structures, le nombre et la qualité des projets financés, Le professionnel doctorant oubliera de s’intéresser au nombre et à la qualité des projets non financés. L’expertise incorporée, l’habitus professionnel non remis en question par la recherche, peut ainsi mener à des erreurs analytiques majeures.
La question des biais de confirmation ensuite : Nous l’avons vu, Le professionnel doctorant, expert de son métier, a un certain nombre de savoirs consolidés sur le champ dans lequel il agit quotidiennement. Spécialiste du champ et de ses techniques il est aussi capable d’intuitions. Par exemple, au regard de sa lecture des débats parlementaires, des échanges entre Etats-membres, de son analyse de la situation géopolitique il pourra induire que les futurs financements européens auront tels ou tels objectifs ou que le champ est en phase de ré-organisation autour de tél ou tél enjeu.
Ces intuitions du professionnel seront très souvent basées sur des éléments factuels solides et pourraient constituer des hypothèses scientifiques valables pour le doctorant.
Mais, là où l’intuition professionnelle peut s’élaborer par causalité rapide quasi-instinctive, le schéma explicatif sociologique nécessite, au contraire, d’être structuré par un protocole scientifique. Dans sa recherche de la preuve de l’intuition originelle dont il pense être certain, le professionnel doctorant peut, par facilité, par rapidité, par manque de réflexivité, chercher avant tout la confirmation de l’intuition.
Ainsi, en faisant une trop grande confiance à sa connaissance professionnelle experte, et aux intuitions qui en découlent, le professionnel doctorant peut s’égarer dans des biais de confirmation, prélude à une possible méconduite scientifique involontaire.
[1] Voir par exemple Giovanni Busino, La preuve dans les sciences sociales, Disponible sur https://journals.openedition.org/ress/377#tocto1n8