Le spéculum au coeur des inégalités de genre dans le secteur médical
Le spéculum est un outil médical devenu aujourd'hui essentiel à la pratique gynécologique. Si sa forme n’a que très peu changé depuis le milieu du XIXème siècle, son utilisation, elle, a évolué selon les mœurs. En particulier, l’invention et le développement du spéculum vaginal moderne par Sims en 1845 puis Cusco en 1859 ont donné naissance a une forte controverse dans le milieu médical, chamboulant la pratique gynécologique et, avec elle, la place de la femme dans la médecine. En outre, le spéculum, dans sa forme et son utilisation, a souvent été le reflet des inégalités de genre dans la société. En effet, une fois son utilisation démocratisée en gynécologie au XXème siècle, le spéculum a marqué la société bien au-delà de la sphère médicale. Les examens gynécologiques faisant usage du spéculum, invasifs et douloureux, sont devenus un symbole de ralliement pour les mouvements féministes, en particulier au cours des années 70. Ainsi, bien plus qu’un simple outil, le spéculum est devenu à la fois un objet de science et un phénomène culturel et social.
Les origines misogynes du spéculum
Pour comprendre les enjeux du spéculum, il faut d’abord s'intéresser à l'histoire de la discipline qu'il a servie. En effet, la gynécologie est née en grande partie des travaux de J. Marion Sims entre 1845 et 1849 sur un groupe de femmes esclaves. Ainsi, l’esclavage et la phallocracie étaient instutionnalisée dans la recherche médicale, et inhérente à la pratique gynécologique dès ses débuts. Or, le contexte historique d’une invention a ses conséquences. Ici, l’objectification du sujet, et ainsi celle du corps féminin dans son ensemble est un héritage de ce contexte. De fait, un ton misogyne transparaît dans de nombreuses éloges faites à Sims par ses contemporains. Selon W.O Baldwin, le spéculum a “jeté une abondance de lumière sur le vagin”, et a été “comme une étoile filante dans la nuit”. Bien entendu, le spéculum de Sims a été une invention révolutionnaire pour la médecine du XIXème siècle, mais cette métaphore de l’illumination n’est pas sans rappeler des projecteurs braqués sur le corps féminin, exposé grâce au spéculum dans ses moindres recoins au regard masculin (male gaze). Sims lui-même se présentait “comme un explorateur découvrant une nouvelle contrée.” L’allégorie du héros triomphant de ses épreuves place le corps féminin en tant qu'objet dans l’attente d’être découvert et conquis. Le spéculum moderne est donc né d’une misogynie vieille de plus d’un siècle. [1]
La popularisation du spéculum par Sims, puis Cusco après lui, a fait polémique dans la communauté médicale, bouleversant le rapport entre le médecin et sa patiente, et questionnant l’éthique de la pratique médicale sur l’organe reproducteur féminin. Malgré l’intérêt de l’utilisation de cet outil, certains médecins, en Angleterre notamment, jugeaient le spéculum comme un appareil impropre, et donc “français”. Marshall Hall, un physiologiste anglais, craignait que le spéculum ne porte atteinte aux standards de pudeur et ne “dégrade les esprits purs des filles de l’Angleterre”. Outre le ton paternaliste, ses propos évoquent la notion selon laquelle les hommes sont responsables du corps des femmes. [2]
En 1850, des médecins de la Medicine and Chirurgical Society of London se sont rencontrés pour débattre de l’utilisation du spéculum en gynécologie. Certains craignaient que les patientes ne confondent l’examen médical avec une expérience sexuelle, ou encore que les femmes ne deviennent obsédées par le plaisir sexuel et deviennent des prostituées. En outre, le malaise et l’inconfort de l’examen au spéculum ont donné à cet instrument une réputation très négative chez les patientes et la population. Certains pensaient que le spéculum était analogue à un instrument de torture, tandis que d’autres le percevaient comme un instrument punitif, à tel point que la police à commencé à utiliser le spéculum sur les femmes suspectées de prostitution, en guise de punition et d’intimidation. Ces “examens” au spéculum, non consentis, étaient souvent publics et conçus pour déshonorer les femmes accusées. De plus, ils étaient faussement utilisés comme “preuve” d’activité sexuelle, ce qui, au XIXème siècle, était suffisant pour condamner l’accusée de prostitution. [3]
Malgré ses controverses publiques, l'utilisation du spéculum s’est démocratisée dans le cadre médical à la fin du XIXème siècle. En effet, l'arrivée de spéculums plus avancés quelques années plus tard, comme celui de Cusco, ont permis sa diffusion en Europe. Si cette démocratisation a permis le développement de la médecine gynécologique, elle a aussi signifié la fin du contrôle des femmes sur leur propre corps, dont la gestion passa des sages-femmes aux médecins 一 à cette époque quasiment systématiquement des hommes. Le début du XXeme siècle verra la montée progressive du nombre de femmes en médecine, mais c’est à la fin des années 1960 que le mouvement féministe prend de l’ampleur et cible l’emprise des hommes sur le milieu médical.
Spéculum et féminisme
A partir des années 70, les féministes se battent pour l'indépendance des femmes, qui inclut une autonomie envers leur corps, perdue notamment avec la gynécologie moderne. Cette dernière est alors la première à subir les critiques des féministes, qui blâment l'empiètement des gynécologues sur l’intimité de ses patientes (l’examen gynécologique était parfois utilisé sur les jeunes mariées pour assurer leur virginité et faire leur éducation sexuelle). Les féministes veulent rendre aux femmes la maîtrise de leur corps en les introduisant à la gynécologie, afin d'éviter de recourir à “l’expertise masculine” pour résoudre leurs problèmes de santé. Cet effort se place dans un mouvement plus large (le women’s health movement) encourageant les femmes à étudier et comprendre leurs pathologies pour, à terme, créer de nouvelles méthodes de soin par les femmes, pour les femmes.
Tout au long de son histoire, la médecine a imposé le corps masculin comme standard de référence sur lequel étudier l’anatomie, la neurologie etc. Par exemple, des études sur le coeur menées à la fin du XXeme furent conduites sur des dizaines de milliers d’hommes, mais aucune femme. Ce système de valeurs s'est également appliqué à la gynécologie. Les pathologies uniques aux femmes ont longtemps été perçues comme une déviation de l’idéal masculin, et n'intéressaient pas le corps médical composé d'une majorité d'hommes. En outre, les médecins ont longtemps discrédité la légitimité des pathologies féminines en les diagnostiquant comme “hystériques”. Historiquement, ces “troubles hystériques” ont justifié l'exclusion des femmes de la société: considérées comme soumises aux rythmes de leur sexe et sans contrôle de leur propre corps, les femmes devaient se soumettre à l'autorité des hommes.
La découverte du système endocrinien au début du XXeme siècle, plutôt que d’attiser l’intérêt sur les différences entre hommes et femmes, n’a fait que récolter le même dédain de la part des chercheurs, qui ont persisté à croire que les corps masculins et féminins fonctionnaient de la même façon. Pire, les chercheurs soutenaient que le cycle menstruel et les hormones introduisent des variables ingérables, rendant impossible l’étude scientifique du corps féminin. C’est ainsi que la médecine a souffert du biais masculin (male bias), en menant des études construites par les hommes, sur les hommes, pour les hommes.
Ce manque de recherche sur les femmes a causé le retard de la médecine, y compris (et peut-être surtout) en gynécologie. Le mouvement pour la santé féminine a dû se battre pour susciter une prise de conscience du milieu médical sur les pathologies uniquement féminines, notamment les effets secondaires d’antibiotiques pour femmes, restés ignorés (contraception, opothérapie). [4]
Le mouvement des femmes pour l’obtention du droit d'autonomie vis-à-vis de leurs corps a fait du spéculum l’un des symboles de cette oppression. En 1972, l’avocate féministe Carol Downer est arrêtée et poursuivie en justice pour avoir enseigné à des femmes comment s’examiner soi-même avec un spéculum. Ce n’est qu’en 1985 que l’US Public Health Service Task Force on Women’s Health admet que le manque de recherche sur les pathologies féminines “a compromis la qualité de l’information à leur disposition, ainsi que les soins qu’elles reçoivent”. En 1993, la FDA (agence fédérale américaine des produits alimentaires et médicamenteux) et le NIH (instituts américains pour la santé) ont enfin rendu obligatoire l’inclusion de femmes dans les essais cliniques.
Dans le contexte des progrès technologiques en médecine depuis le XIXème siècle, l’existence et l’utilisation d’un instrument aussi reculé que le spéculum représente parfaitement le retard de la médecine féminine. Si plusieurs innovations ont été proposées ces dernières décennies, parmi lesquelles un spéculum gonflable, aucune n’a remplacé le spéculum de Cusco. D’après Rose Eveleth, les médecins ne souhaitent pas prendre le temps d’apprendre à utiliser un nouvel instrument, jugeant le modèle de Cusco suffisant. De même, un prototype de 2016 avait pour objectif de rendre l’examen plus confortable, obtenant la même réaction. [5] On retrouve donc même aujourd’hui le manque d'égard des médecins sur la douleur des femmes.
[1] Kapsalis, Terri. Mastering the female pelvis race and the tools of reproduction, 2002
[2] Jackson, Gabrielle. The female problem: how male bias in medical trials ruined women's health. The Guardian, 2019
[3] Horwitz, Rainey. Vaginal Speculum (after 1800), 2019
[4] Cleghorn, Elinor. The Long History of Gender Bias in Medicine. The Times, 2021
[5] Bergman, Sirena. How enduring use of 150-year-old speculum puts women off smear tests. The Independent, 2022
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