Billet

Tiques : décrypter nos perceptions pour mieux se protéger ?

Publié le
19 janvier 2023
par Oscahr
Mis à jour le
19 janvier 2023
Sociologie et santé publique
Les tiques in situ
Lièvre en proie aux piqûres de tiques. Dominique Gest – Fédération Nationale des Chasseurs, Fourni par l'auteur

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Philippe Hamman, Université de Strasbourg; Aude Dziebowski, Université de Strasbourg et Sophie Henck, Université de Strasbourg

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

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La problématique des tiques revient régulièrement dans le débat public en France, que ce soit à travers les médias, la mobilisation de malades, les études scientifiques ou les propositions politiques.

Ainsi, l’association France Lyme a été fondée en 2008 autour de revendications de prise en charge de personnes atteintes par la borréliose ou maladie de Lyme, qui peut être transmise par des tiques infectées, et particulièrement la demande de reconnaissance d’une forme chronique de la maladie.

Dans le champ politique, deux rapports de l’Assemblée nationale ont été publiés en mars 2021 et juillet 2021. Des « points de crispation » ne sont pas éludés, notamment des controverses sur la question de troubles chroniques.

Sur le plan de l’expertise des agences liées à l’État, la Haute autorité de santé (HAS) a publié en mars 2022 un guide de parcours de soin, structuré autour de la prise en charge des patients et afin de « réduire l’errance médicale ».

La perception des tiques, un impensé ?

Enfin, dans la presse, quotidiens comme magazines se font régulièrement le relais d’experts, médecins et associatifs. Beaucoup d’articles publiés sur le sujet mettent notamment l’accent sur la dimension de santé publique, de prévention, et les débats relatifs à la maladie de Lyme.

Le volet des perceptions sociales, toutefois, a été moins abordé. Parmi les publications académiques d’Amérique du Nord sorties jusqu’en 2016, des chercheurs ont dégagé 2 258 articles sur les tiques, parmi lesquels seuls 8,9 % portent sur les savoirs et représentations, quand 32,6 % concernent la pertinence des tests de dépistage.

La problématique des tiques interroge pourtant à la fois les interactions société-nature et la santé globale, par exemple pour cartographier les zones les plus marquées d’activité des tiques.

Enquête de terrain dans l’Est

Au sein d’un projet pluridisciplinaire, nous avons étudié d’un point de vue sociologique les représentations professionnelles et sociales des tiques à partir d’un travail de terrain mené dans la région rurale et forestière d’Argonne ; cette zone de nature, qui s’étend sur les départements de la Marne, des Ardennes et la Meuse, est propice à favoriser les rencontres humains-tiques.

Une interface associant chercheurs et acteurs locaux y étant implantée, nous avons opté pour une démarche de sciences participatives, en enquêtant auprès des chasseurs, forestiers, agriculteurs, associations de nature et randonneurs, à l’aide d’entretiens, d’observations directes et de questionnaires.

Recueillir la diversité des perceptions et des savoirs d’usage sur un même territoire vient compléter les déclarations individuelles de piqûres encouragées par ailleurs au sein du projet CiTIQUE porté par l’Inrae.

David Pierrard, responsable de l’École et Domaine de Belval, Fondation François Sommer : la question des tiques constitue-t-elle aujourd’hui un enjeu ayant rapport avec la chasse ? (Université de Strasbourg, 14 novembre 2022).

« Connaissances rurales »

Nous avons interrogé les différents groupes d’acteurs par rapport aux trois niveaux des connaissances, des représentations et des pratiques liées aux tiques. Les savoirs renvoient à une inscription locale dans « la ruralité », rapportée à des traditions et à des connaissances. Un technicien cynégétique avance :

« Il y a une somme de connaissances rurales. Si je veux être un chasseur de migrateurs, il faut que je m’y connaisse un petit peu, il y a des endroits où je vais être sur des passages, etc. »

La formation aux enjeux écologiques ou médicaux liés aux tiques n’apparaît pas première, qu’il s’agisse des fédérations de chasseurs comme des associations de sport nature. Les connaissances exprimées sont légitimées par l’observation directe de tel lieu, telle faune, telle saison.

Observation participante au cœur d’une battue de chasse au grand gibier organisée par la Fédération des chasseurs des Ardennes. Aude Dziebowski/UMR SAGE, Fourni par l'auteur

Les représentations des tiques sont empreintes de ce répertoire localisé : qu’il soit question de zones de concentration, d’un sentiment de risque ou non à se rendre en forêt ou en prairie, ou encore des facteurs explicatifs perçus à la présence des tiques, il n’y a pas un unique corpus scientifique qui soit directement approprié.

Les modes de compréhension et d’action renvoient aux savoirs vécus dans leur diversité et à des usages au quotidien. Ainsi de la faune sauvage, et notamment du grand gibier. Servant d’hôte aux tiques, l’accroissement de sa population en Argonne peut contribuer à la prolifération des acariens.

Chacun peut aller de son interprétation

Selon les positions des uns et des autres, les récits produits impliquent d’abord les chasseurs (qui auraient favorisé des surpopulations de chevreuils et de sangliers pour garantir des sorties fructueuses et des lots de chasse rentables…) ou, au contraire, les propriétaires fonciers et/ou l’Office national des forêts (une gestion d’abord économique des forêts se ferait au détriment de leur entretien, sachant que c’est notamment en sous-bois, plus précisément dans les peuplements de fougères ou de ronces, que se complaisent les tiques…).

Il n’est alors pas surprenant que le dérèglement climatique (hivers sans gelées, intempéries, etc.) soit souvent mis en avant, car ce facteur global remet moins directement en cause des pratiques territorialisées, comme l’agrainage (nourrir artificiellement le gibier) ou les pratiques culturales intensives. Pour autant, des lectures systémiques ressortent auprès d’interviewés de différents milieux, soulevant une relation entre pratiques favorables à la biodiversité, équilibre forêt-faune et non-prolifération de tiques, à l’instar de ce chasseur :

« Moi, je suis pas scientifique […] mais je me dis que plus j’ai de passereaux, moins j’ai de tiques. Finalement, il y a une grande corrélation entre la régulation des ongulés, la dynamique forestière et l’architecture globale d’un milieu, qui peut vraiment être intéressante en matière de capacité d’accueil multiespèces. »

cervidés dans une forêt
Jeunes cervidés au parc animalier de Charleville-Mézières. Aude Dziebowski, UMR SAGE, 08/12/2021, Fourni par l'auteur

Responsabilité individuelle

La problématique des tiques est révélateur de transformations entre les communautés humaines et leur milieu, ainsi qu’un miroir de la société sur elle-même. C’est aussi le cas dans la construction des rapports au risque. À la dimension territoriale se superpose une « gouvernementalisation » de l’enjeu.

Sur ce plan, l’attention portée par les responsables cynégétiques, sylvicoles ou associatifs exprime d’abord une mise en responsabilité individuelle des chasseurs, forestiers et randonneurs : se vêtir de façon protectrice (pantalon et manches longues, chapeau, guêtres…), se munir de tire-tiques voire de répulsif, opérer sur soi un contrôle visuel systématique après l’activité, etc.

Notre enquête a montré des transactions permanentes par rapport à ces principes affirmés, par exemple en été quand la chaleur détourne des vêtements couvrants, ou lorsque chasseurs comme forestiers se passent de gants pour saisir un animal pouvant être porteur de tiques.

personnes qui randonnent sur un chemin dans la nature
Observation participante d’une sortie sport nature avec les randonneurs de la Grande Traversée de l’Argonne 2022 : de Varennes-en-Argonne à Châtel-Chéhéry. Sophie Henck, UMR SAGE, 28/05/2022, Fourni par l'auteur

Préserver l’image d’une nature idéalisée

C’est que l’objectif préventif de « bonnes pratiques » n’est pas tout. Il ne s’agit pas d’inverser les représentations sociales positives d’une nature idéalisée, d’une forêt « productive et dynamique » pour les professions sylvicoles, d’un attachement à un imaginaire rural ou encore de loisirs familiaux ou touristiques.

Entendons respectivement le responsable d’un domaine forestier privé et le président d’une association de randonneurs :

« On sait, quand on monte dans sa bagnole, qu’on a une chance de mourir sur la route mais elle est minime. […] On va à peu près avec la même philosophie en forêt. […] On sait que le soir il faut peut-être se regarder un peu. […] “Faut surtout plus aller en forêt parce que c’est un milieu hostile !” : non, on fait pas vraiment ça. […] Quand je suis en forêt, je me sens bien, c’est apaisant. »

« Leur dire “attention, il y a ça, ça"… On est venu pour souffler, pour avoir des contacts. […] C’est pas la peine d’affoler tout le monde. »

David Pierrard, responsable de l’École et Domaine de Belval, Fondation François Sommer : les maladies à tiques représentent-elles une préoccupation du Domaine de Belval, au quotidien ? (Université de Strasbourg, 14/11/2022).

Cette mise à l’écart d’expressions jugées alarmistes est la marque d’un cadrage socio-environnemental : ne pas transformer l’échelle de valeurs attachées aux espaces de nature ; et d’une mise en responsabilité : inviter tout un chacun à une attention comportementale permet de ne pas creuser des tensions territorialisées entre groupes professionnels et sociaux, avec les politiques de développement local en arrière-plan.

panneaux explicatifs dans une forêt
Panneaux informatifs et de signalisation implantés par l’Office national des forêts (ONF) à l’entrée d’une route forestière de la forêt domaniale de Francbois-Bryas, dans les Ardennes. Aude Dziebowski/UMR SAGE, Fourni par l'auteur

Carole Waldvogel, ingénieure de recherche au laboratoire Sociétés, acteurs, gouvernement en Europe (Université de Strasbourg & CNRS) a participé à la recherche sociologique évoquée dans cet article.The Conversation

Philippe Hamman, Professeur de sociologie, Université de Strasbourg; Aude Dziebowski, Chercheuse, Université de Strasbourg et Sophie Henck, Ingénieure d'études, Université de Strasbourg

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

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